Pour un anarchisme du XXIe  siècle

 

Donner un aperçu, même sommaire, de la pensée anarchiste et des pratiques libertaires en quelques pages, n’est sans doute pas une tâche aisée. Cela tient d’une part au fait que l’on ne peut pas, dans le cas de l’anarchisme, ramener toutes ses manifestations à l’activité d’un seul théoricien et, d’autre part, qu’elles sont loin d’être l’expression d’une idéologie figée. D’ailleurs, celles-ci ont été multiples et ne se recoupent pas forcément.

 

Résumer l’anarchisme en une phrase est cependant relativement facile : l’anarchisme est l’exigence de placer nos vies sous le double sceau de la liberté des individus et de l’égalité sociale entre ces individus, le refus d’abandonner un de ces piliers au prétexte de l’autre, et la mise en place d’un mode d’organisation de la société permettant l’épanouissement continu de ces objectifs.

 

Près de 30 ans après l’écroulement des régimes socialistes autoritaires, dans une époque où face à des inégalités croissantes, que ce soit à l’intérieur de nos pays occidentaux ou entre les différentes régions du globe, les réponses les plus en vogue mènent à des régimes autoritaires, voire totalitaires, il nous parait clair que la proposition d’une société anarchiste est plus désirable, plus urgent que jamais.

 

Toute la question est donc de la décliner en pratique dans le contexte qui est le nôtre : cette brochure se propose de donner un premier aperçu des motivations de notre révolte, et des pistes que nous pouvons nous donner au XXIe siècle pour à la fois nous émanciper, dans la mesure du possible, de l’exploitation et des oppressions qui sont notre quotidien, et préparer l’avènement d’une société basée sur des mécanismes cohérents avec nos aspirations libertaires et égalitaires.

 

Ces aspirations ne sont évidemment pas nouvelles, et on peut en trouver de nombreuses traces ou expressions plus ou moins abouties dans l’histoire tant des idées philosophiques que des sociétés humaines. Le mot « anarchiste » apparait toutefois pour la première fois dans un sens positif en 1840 sous la plume de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) dans le mémoire « Qu’est-ce que la propriété », qu’on peut considérer comme l’acte de naissance de l’anarchisme en tant que philosophie sociale explicite.

 

Dans le contexte révolutionnaire du XIXème siècle, l’influence de Bakounine (1814-1876) est directe et décisive sur le mouvement libertaire. Ce dernier commence à se structurer lors du Congrès de Saint-Imier en 1872 et ne prendra son essor que dans les années qui suivent la mort du militant russe. Les idées anarchistes seront connues essentiellement à travers l’œuvre de ses continuateurs, comme Kropotkine (1842-1921), Reclus (1830-1905), Malatesta (1853-1932), qui n’hésitent pas sur des points importants à modifier, préciser, élargir l’héritage bakouninien en se revendiquant notamment d’une manière explicite du communisme libertaire. D’autres personnes contribueront à ancrer ces théories dans la réalité sociale et militante de leur époque : Louise Michel, Emma Goldman, Luce Fabbri, Albert Libertad, Francisco Ferrer, les frères Magon ou Pa Kin pour ne citer que quelques noms. Mais il est à noter qu’aucune de ces personnes, aucun de leurs écrits, aucune de leurs actions n’est considérée comme sacrée : par exemple, la misogynie ou la judéophobie de Proudhon doivent être dénoncée pour ce qu’elles sont. Plus généralement, la pensée et l’action anarchiste ne sont la propriété intellectuelle d’aucune personne et d’aucun groupe.

 

L’anarchisme n’en présente pas moins un caractère homogène avec des traits déterminés, et cela serait une erreur grave d’y voir — comme souvent l’ont fait ses adversaires — une simple « protestation individuelle » ou la manifestation d’un esprit de révolte sans lendemain. Mais comme nous l’avons indiqué, une autre erreur serait de cantonner l’anarchisme à un système philosophique intéressant, mais sans prise sur la réalité. Au-delà de ses théoriciens, c’est bien l’action revendicative et constructive menée par des milliers d’anarchistes, anonymes pour la grande majorité, depuis plus d’un siècle qui nous confirme que l’anarchisme reste un projet d’actualité, un projet pour lequel ça vaut le coup de se battre.

 

Sur le plan philosophique et des idées, l’anarchisme peut être considéré comme le rejet de toute forme d’autorité extérieure ou supérieure aux êtres humains, qu’elle ait un caractère prétendument « divin », «  national  » ou «  légal  », et de tous les principes qui, de tout temps, sous des formes et des modalités différentes, ont été utilisés par les maîtres du moment pour justifier leur exploitation et leur domination sur le reste de la population.

 

Sur le plan politique et social, l’anarchisme prône à côté de l’égalité politique la réalisation d’une véritable égalité économique et sociale ; égalité réelle, qui sur le plan économique ne peut voir le jour qu’avec la lutte contre le capitalisme et pour l’abolition du salariat, et sur le plan social suppose, entre autres, l’abolition du patriarcat.

 

On ne soulignera jamais assez que, pour les anarchistes, ces deux exigences, loin de s’opposer, vont de pair : il n’y a pas de vraie liberté individuelle sans égalité sociale, et l’égalité réelle ne doit sous aucun prétexte se réaliser au prix de notre liberté.

 

Historiquement, le mouvement anarchiste est né au sein du mouvement ouvrier comme étant l’expression — au même titre que d’autres courants socialistes — de la protestation des travailleurs contre l’exploitation moderne. Sur ce point, il peut être appréhendé comme une réaction radicale à l’encontre de la condition ouvrière du XIXe siècle, caractérisée par la généralisation du salariat et la division en classes de la société.

 

Dès leur naissance cependant, les idées a­nar­chistes entrent en conflit, tant avec les conceptions réformistes du socialisme (qui croyaient possible de changer « progressivement » les bases inégalitaires de la société capitaliste par le biais, entre autres, du parlementarisme) qu’avec les conceptions marxistes, en particulier en ce qui concerne l’usage de la dictature comme moyen révolutionnaire.

 

I. La spécificité de la doctrine anarchiste

 

Les anarchistes veulent l’éclosion d’une société égalitaire d’hommes et de femmes libres. La liberté, l’égalité et l’entr’aide sont les concepts-clés autour desquels s’articulent tous les projets libertaires.

• Socialistes, ils sont pour la possession collective des moyens de production et de distribution.

• Libertaires, ils pensent qu’un individu ne peut être libre que dans une société d’individus vraiment libres, et que la liberté de chacun-e n’est pas limitée mais confirmée par la liberté des autres. La liberté, tout comme l’égalité, telle que la conçoivent­ les libertaires, n’a cependant rien d’abstrait mais vise une liberté et une égalité « concrètes », c’est-à-dire sociales, fondées sur la reconnaissance égale et réciproque de la liberté de toutes et tous.

 

« Je suis partisan convaincu de l’égalité économique et sociale, a pu écrire Bakounine, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus aussi bien que la prospérité des nations ne seront rien qu’autant de mensonges ; mais, partisan quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations de producteurs librement organisées et fédéralisées dans les communes, non par l’action suprême et tutélaire de l’État ».

 

Pour réaliser une telle égalité, la seule qui puisse réellement supprimer toute forme d’exploitation et de privilège, les anarchistes pensent qu’il est indispensable de combattre non seulement toute forme d’exploitation économique, mais aussi toute forme de domination politique à caractère étatique ou gouvernemental.

 

Pour les anarchistes, tout gouvernement, tout pouvoir étatique, quelles que soient sa composition, son origine et sa légitimité, rend possible matériellement la domination et l’exploitation d’une partie de la société par l’autre. Comme l’a montré Proudhon, l’État n’est qu’un parasite de la société que l’organisation libre des producteurs et des consommateurs doit et peut rendre inutile. Sur ce point précis, les conceptions anarchistes sont tout aussi éloignées des conceptions libérales — qui font de l’État l’arbitre nécessaire pour assurer la paix civile — que des conceptions marxistes- léninistes — qui croient pouvoir utiliser le pouvoir politique et dictatorial d’un État « ouvrier » pour supprimer les antagonismes de classes.

 

L’utilisation de la dictature, fût-elle baptisée prolétarienne, a partout accouché, non pas du dépérissement de l’État, mais d’une énorme bureaucratie qui étouffait la vie sociale et la libre initiative individuelle. Et d’ailleurs, cette même bureaucratie fut la source principale des inégalités et des privilèges dans ces pays ayant pourtant voulu abolir la propriété privée capitaliste. Comme l’avait déjà souligné Bakounine dans sa polémique avec Marx : «  La liberté sans l’égalité est une malsaine fiction […]. L’égalité, sans la liberté, c’est le despotisme de l’État. Et l’État despotique ne pourrait exister un seul jour sans avoir au moins une classe exploitante et privilégiée : la bureaucratie ».

 

II. Un mode anarchiste d’organisation

 

La pensée anarchiste est bien loin de nier le problème de la nécessité et de l’importance de l’organisation, mais se fixe comme objectif une autre manière d’organiser la société pour assurer l’autonomie de ses composantes tout en répondant aux impératifs collectifs.

 

Au mode d’organisation de la vie sociale, gouvernemental et centralisateur, les libertaires op­posent un mode d’organisation autogestionnaire et fédéraliste. Ce fonctionnement doit permettre de remplacer l’État, tous ses rouages administratifs, et plus généralement toutes les structures de pouvoir par la prise en charge collective par les intéressés eux-mêmes de toutes les fonctions inhérentes à la vie sociale qui se trouvent, actuellement, monopolisées et gérées par des organismes patronaux ou étatiques, placés au-dessus de la société.

 

L’autogestion est un mode d’organisation qui ne reconnaît au sein d’un groupe aucun pouvoir, aucune autorité en dehors de ceux qui dé­coulent directement d’une compétence technique reconnue comme telle. Le fédéralisme est le principe qui permet aux divers organismes constituant la société de fonctionner en bonne intelligence et de prendre les décisions qui affectent plusieurs groupements en respectant l’autonomie de chacun d’entre eux.

 

1. Autogestion

 

L’autogestion est la déclinaison pratique du slogan «  que personne ne décide à notre place  ». Contrairement à une caricature trop répandue, elle ne signifie pas le déni de compétences et de connaissances nécessaires à la prise de décision, et à la mise en œuvre efficace des décisions prises. Prenons un exemple : la décision d’opérer ou non une personne ne se décide pas en assemblée générale de l’hôpital, non plus que le protocole ou le choix des personnes chargées de l’éventuelle opération ; en revanche, ces personnes ne doivent avoir, sur l’organisation générale de l’hôpital, ni sur les autres compétences médicales, techniques, sanitaires, administratives, etc. nécessaires à son fonctionnement, aucun pouvoir dépassant leur champ de compétence.

 

Toujours dans cet exemple, la pratique autogestionnaire suppose au contraire :

 

a: une reconnaissance des fonctions né­ces­saires pour que l’hôpital remplisse son rôle (soigner au mieux les personnes nécessitant une hospitalisation) ;

 

b: l’autonomie d’organisation et de fonctionnement de chaque équipe amenée à remplir une de ces fonctions dans le cadre de sa mission ;

 

c: la coordination effective entre les équipes sur une base égalitaire pour rendre le fonctionnement global de l’hôpital aussi fluide et efficace que possible ;

 

d: une vérification permanente que l’accord ne se fait pas en dehors du rôle social assigné à l’organisme (ici l’hôpital), ce qui suppose des structures de coordination entre l’organisme (les personnes travaillant dans l’hôpital) et les personnes intéressées directement à son bon fonctionnement (les «  patients  »).

 

Il est clair qu’une structure ne peut pas fonctionner sur le mode de l’assemblée générale permanente sauf si elle est de très petite taille : dans une structure autogérée, il y a donc des personnes mandatées, hors du cadre strict de la compétence technique, pour animer, coordonner ou garantir le bon fonctionnement de tel ou tel aspect de la structure. Pour autant, ces personnes n’ont pas de fonctions immuables assignées, et leur mandat n’est pas une délégation de pouvoir : elles sont désignées par l’ensemble de leurs collègues, concitoyens-nes ou camarades, pour un temps donné, avec un mandat aussi précis que possible, et doivent rendre compte régulièrement de l’exécution de ce mandat, des progrès accomplis, et des problèmes éventuels rencontrés. Si elles jouissent évidemment de la même capacité d’initiative que les autres membres de la structure, les personnes mandatées ne peuvent pas utiliser leur mandat comme une position de pouvoir. Le contrôle de leur activité est donc essentiel et, dans les cas extrêmes, elles doivent pouvoir être remplacées en cas de manquement à l’esprit ou à la lettre de leur mandat.

 

La structure que nous venons d’esquisser dans le cadre hospitalier, où les compétences sont clairement diverses et non interchangeables, peut évidemment se décliner aussi dans le cadre d’une entreprise, d’un atelier, d’une commune de taille raisonnable et plus généralement de tout organisme collectif dont chaque membre participe à une réalisation commune clairement identifiée.

 

2. Fédéralisme

 

Pour autant, le fonctionnement en société exige également coordination et prises de décisions engageant simultanément différents groupes autogérés. Du point de vue des anarchistes, le fédéralisme est le mode d’organisation permettant non seulement de préserver, mais d’épanouir les principes d’autonomie, de liberté, de solidarité et d’efficacité qui sont à la base de la pensée anarchiste. Le fédéralisme, en tant que mode d’organisation, constitue donc le point de référence central de l’anarchisme, le fondement et la méthode sur lesquels le socialisme libertaire se construit.

 

Le fédéralisme, en France, a longtemps fait référence aux Girondins­ de 1793 et est, pour cette raison, connoté assez négativement dans certains milieux révolutionnaires dont le tropisme autoritaire s’accommode beaucoup mieux d’une vision centralisatrice et étatique de la société. Par ailleurs, le fédéralisme gouvernemental tel qu’il est pratiqué par bon nombre d’États actuels n’a pas grand-chose à voir avec le fédéralisme libertaire tel que nous l’entendons.

 

Pour autant, le fédéralisme reste pour nous la meilleure solution connue pour allier la force collective qui fait la société et l’autonomie qui garantit la pleine liberté des groupes et individus qui composent­ cette société. En outre, le fédéralisme est un mode d’organisation qui a fait ses preuves (par exemple, quasiment toutes les structures sportives, associatives ou culturelles utilisent le mode fédératif dès qu’elles veulent s’organiser sur une échelle dépassant celle du club ou du cercle) et dont le fonctionnement est suffisamment connu pour qu’il se mette assez facilement en place lorsque le pouvoir centralisateur aura disparu.

 

Dans l’esprit des libertaires, le fédéralisme n’est donc pas une simple technique de gouvernement, mais un principe d’organisation sociale à part entière, englobant tous les aspects de la vie d’une collectivité humaine. « Soit le fédéralisme est intégral, soit il n’est pas » (P.-J. Proudhon).

 

À la base, le fédéralisme repose comme nous l’avons dit sur l’autonomie des ateliers, des industries, des communes et de toutes les structures autogérées participant à la fédération. Les uns et les autres s’associent pour se garantir mutuellement assistance pour pourvoir aux besoins individuels et collectifs. Ainsi, si l’autogestion dans l’entreprise rend possible le remplacement du salariat par la réalisation du travail associé, l’organisation fédérative des producteurs, des communes, des régions permet le remplacement de l’État. Elle se présente comme le ciment indispensable pour la réalisation du socialisme et la meilleure garantie de la liberté individuelle.

 

Le fondement d’une telle organisation est le contrat, égal et réciproque, volontaire, non pas « théorique » mais effectif, pouvant se modifier de par la volonté des contractants (associations de producteurs et de consommateurs, etc.) et reconnaissant le droit d’initiative de toutes les composantes de la société.

 

Ainsi défini, le contrat fédératif permet de préciser aussi les droits et les devoirs de chacune des parties contractantes, et de dégager les principes d’un véritable droit social en mesure de réglementer les éventuels conflits pouvant surgir entre individus, groupes ou collectivités, voire entre régions, sans pour autant remettre en cause l’autonomie de ses composantes, ce qui permet à l’organisation fédéraliste de s’opposer tant au centralisme démocratique qu’au laisser-faire de l’individualisme libéral.

 

Le fédéralisme peut fonctionner sur plusieurs niveaux : îlot, commune­, région, inter-région… Chaque structure constituant un niveau de fédéralisme doit avoir part égale aux décisions devant être prises au niveau suivant. En outre, un principe de solidarité et d’entr’aide doit garantir que chaque composante participe à la structure fédérale à raison de ses moyens, et que la structure fédérale vise à fournir un égal bénéfice à chacune de ses composantes, que ce soit en termes d’infrastructures collectives, de circulation des biens, d’économies d’échelle et de travail, tout en respectant et favorisant leur autonomie et leur épanouissement.

 

Certes, une telle organisation ne peut prétendre supprimer tous les conflits et nous pensons qu’il est important de souligner que des conflits peuvent se produire à n’importe quel niveau de la société fédéraliste. Le fédéralisme doit être envisagé, non pas comme une croyance religieuse de plus ou la promesse d’une société parfaite, mais comme une conception sociale dynamique, ouverte, offrant un cadre pouvant se modifier dans le temps. Ce n’est pas un rêve de plus, mais une manière de résoudre les questions sociales au mieux, c’est-à-dire dans le respect de la plus grande liberté de chacun sans faire appel à des instances d’arbitrage gouvernementales, sources certaines de nouveaux privilèges.

 

III. L’action anarchiste

 

Les modalités de l’action anarchiste sont le reflet, et il ne pourrait en être autrement, des idées-forces que nous venons d’esquisser. Bien mieux, pour les anarchistes, il y a un lien indissociable entre la fin poursuivie et les moyens employés pour y parvenir. Contrairement aux justifications plus ou moins jésuitiques de tout parti politique, nous pensons que la fin ne justifie pas les moyens et que ceux-ci doivent toujours, dans la mesure du possible, être en accord avec la finalité poursuivie.

 

Le but de l’action anarchiste ne saurait donc en aucun cas viser la « conquête » du pouvoir ou la gestion de celui qui existe. Dès 1872, le congrès de Saint-Imier, en Suisse donnait naissance officiellement à la branche anti-autoritaire de l’Association internationale des travailleurs (AIT), en opposition aux thèses marxistes. On y affirma que le premier des devoirs du prolétariat n’était pas la conquête du pouvoir politique, mais sa destruction. D’une manière plus générale, nous pouvons dire que les libertaires opposent des solutions sociales à des solutions politiques. Ils ne sont pas, de ce fait, apolitiques mais anti-politiques. D’ailleurs, historiquement, les libertaires ont toujours mis en garde les travailleurs contre l’illusion de pouvoir utiliser l’arme électorale ou le parlementarisme pour changer véritablement leurs conditions de vie au sein des « démocraties » bourgeoises. À l’action politique et parlementaire, visant à la conquête de l’exercice du pouvoir, ils préfèrent l’action directe des masses, c’est-à-dire la prise en main de leurs affaires par les personnes intéressées elles-mêmes sans délégation de pouvoir à qui que ce soit.

 

Les travailleurs n’ont pas besoin d’intermédiaires pour exprimer, à leur place, leurs revendications ou pour mener une lutte. Ils et elles peuvent et doivent le faire eux-mêmes directement. Les libertaires pensent que la pratique de l’action directe, et de la grève en particulier, est aussi le meilleur moyen de lutte possible, le plus efficace aux mains des travailleurs pour défendre leurs intérêts, y compris immédiats. Les libertaires se sont toujours opposés à toute tentative d’asservissement du mouvement ouvrier ou révolutionnaire, et ils préconisent l’auto-organisation, l’action collective et autonome des travailleurs.

 

Les anarchistes ne constituent pas une avant-garde et n’aspirent pas à jouer, à leur tour, ce rôle ni aucun rôle de dirigeant, car ils estiment que personne n’est plus apte à s’occuper de ses propres­ affaires que soi-même. Mais pour que cela soit possible, il faut que les prolétaires prennent conscience de ce que Proudhon a appelé leur « capacité politique ». Les travailleurs, les travailleuses, représentent la force réelle d’une société et d’elles et d’eux seuls peut venir une transformation profonde de celle-ci. L’action anarchiste appuie toute revendication allant dans le sens du mieux-être et du progrès social. En particulier, elle s’attache à la défense des exploité-e-s mais aussi des victimes des oppressions raciales, sexistes et autres…

 

Nombre de libertaires ont vu dans les organisations syndicales, non seulement des organismes de défense des intérêts des salariés, mais aussi une force de transformation sociale, à condition qu’elles­ sachent utiliser leurs potentialités. De ce point de vue, le fédéralisme libertaire, dont nous avons esquissé les principes précédemment, ne peut être réalisé sans le concours actif des syndicats ouvriers car, d’une part, ceux-ci sont qualifiés pour organiser la production et, d’autre part, ils ont l’avantage de regrouper les travailleurs en tant que producteurs.

 

D’un point de vue libertaire, une organisation syndicale devrait, dans son fonctionnement comme dans ses principes :

• chercher à maintenir son autonomie par rapport à toute organisation politique qui voudrait la contrôler ainsi que par rapport à l’État ;

• pratiquer le fédéralisme et une véritable démocratie directe, seules garanties solides contre toute forme de bureaucratisation ;

• se donner à la fois pour objectifs d’obtenir la satisfaction de revendications immédiates, matérielles, et de préparer les travailleurs à assurer la gestion de la production dans l’avenir.

 

Ce dernier point est très important car le syndicat et l’action syndicale ne sont pas et ne peuvent pas être considérés comme une finalité en soi. L’autonomie syndicale ne doit pas signifier « neutralité » par rapport au pouvoir ou aux partis, ce qui lui ferait perdre une grande part de ses facultés de changement et de rupture. Il faut, à cet égard, que le syndicat, s’il ne veut pas tomber dans le trade-unionisme, se dote à son tour d’un programme de transformation sociale et d’une pratique conséquente.

 

L’action syndicale n’est toutefois pas le seul moyen de lutte dont disposent les travailleurs, qui peuvent et doivent selon les circonstances se doter des formes d’organisation et de résistance qui leur paraissent les plus opportunes.

 

Il est intéressant à ce titre de suivre le développement de modalités d’action, apparues récemment, qu’on regroupe parfois sous le terme générique d’«  alternatives autogestionnaires en actes  », et qui peuvent prendre différentes formes : usines reprises par leurs personnels (ce qui est un prolongement de l’action syndicale), ZAD, mais aussi Amap, commerces autogérés, centres sociaux, librairies et écoles « libertaires », voire tentatives d’autogestion municipale. Le mouvement anarchiste a eu tendance à considérer ces actions avec une certaine réticence : en effet, dans le cadre de la société actuelle, elles ne peuvent subsister dans la durée qu’au prix de compromis plus ou moins importants avec les structures marchandes et étatiques, perdant ainsi toute efficacité révolutionnaire. Les exemples des ZAD, notamment celle de Notre-Dame-des-Landes, montrent bien que le refus de compromis se heurte systématiquement à la répression, éventuellement violente.

 

Pour autant, ces illustrations, ici et maintenant, de la possibilité et de la désirabilité d’un autre mode d’organisation sociale, nous semblent utiles à bien des égards. Elles permettent, mieux qu’un discours abstrait, de prouver que ces modes d’organisation prônés par les anarchistes sont, en pratique, accessibles. En outre nous pouvons beaucoup apprendre des succès, échecs et difficultés rencontrées par ces expériences : les leçons qu’on en tirera seront autant de temps gagné le jour où nous pourrons faire vivre ce type de structure dans une société libérée, et réduiront le risque de déception qui est un des principaux écueils dont doit se garder une révolution, surtout si elle s’appuie sur des principes non autoritaires.

 

IV. L’anarchisme d’hier et d’aujourd’hui

 

L’influence qu’a exercée le mouvement libertaire sur le mouvement ouvrier a été considérable. Les anarcho-syndicalistes représentent bel et bien un courant à part entière du mouvement syndical et ouvrier international, et ses manifestations se retrouvent dans tous les mouvements révolutionnaires, tant au XIXe qu’au XXe siècle, à commencer par la Commune de Paris en 1871, la révolution mexicaine (1910-1920)  ou les révolutions russe et espagnole de 1917 et 1936. 

 

L’influence des idées anarchistes s’est surtout manifestée d’une manière significative au sein des organisations syndicales comme la CGT en France, l’USI en Italie, la CNT en Espagne, mais aussi la FORA en Argentine, les IWW aux États-Unis, la FAU en Allemagne ou la SAC en Suède… La liste, on le voit, est longue. Présenter chacune de ces organisations équivaudrait à donner un aperçu, pour chacun de ces pays, de l’histoire du mouvement ouvrier tout court. Bornons-nous à signaler qu’en 1922 le congrès constitutif d’une Association internationale des travailleurs (AIT), regroupant les organisations anarcho-syndicalistes qui avaient refusé d’adhérer à l’Internationale bolchevique, comptait plusieurs millions d’adhérents.

 

L’anarchisme a cependant connu, au cours des années 1920 à 1930, une période de crise. Si la Révolution russe ouvre en Europe et dans le monde une nouvelle phase révolutionnaire, elle s’accompagne un peu partout du déchaînement de la réaction patronale et bourgeoise sous sa forme fasciste. Le mouvement libertaire se trouve en particulier confronté à une double attaque. Éliminé en Russie par la répression d’abord bolchevique puis stalinienne, il doit faire face dans d’autres pays aux méthodes staliniennes qui, au sein du mouvement ouvrier et syndical, ne reculent pas devant l’élimination physique des adversaires. Le mythe de la révolution bolchevique et l’attitude des différents partis communistes occidentaux ont provoqué une marginalisation croissante de l’influence anarchiste dans la classe ouvrière. À cette dimension proprement politique il faut ajouter la transformation profonde du mode de production, qui passe d’un artisanat semi-industriel à une production taylorisée, héritière d’une industrie de temps de guerre. Ailleurs, là où les organisations libertaires sont restées fortes, elles seront anéanties par la réaction fasciste. En Italie, en Allemagne, en Argentine, en Bulgarie, là où le fascisme l’emporte, le mouvement anarchiste est brisé et ses meilleurs militants soit tués, soit contraints à l’exil.

 

D’une manière générale, les anarchistes se trouvent au cours de cette période de plus en plus isolés, y compris sur le plan international, avec quelques socialistes ou communistes dissidents, face au jeu à trois que Staline, les pays fascistes et les démocraties bourgeoises se livrent pour la suprématie mondiale. Refusant l’alternative fascisme ou démocratie, dans laquelle on cherche à enfermer l’action du prolétariat mondial, les libertaires se battront comme ils le pourront pour s’opposer à la nouvelle guerre.

 

La révolution d’Espagne en juillet 1936 représente la dernière occasion qui s’offre aux travailleurs de riposter au Fascisme et à la guerre par la révolution. Les événements d’Espagne, par le rôle déterminant joué par les organisations anarchistes et anarcho-syndicalistes, ont été l’expression historique la plus importante des idées libertaires et mérite que l’on s’y arrête. Le 18  juillet 1936, un coup d’État de l’armée espagnole, appuyée par la droite, les fascistes de la phalange et l’Église, est brisé dans plus de la moitié du pays par le soulèvement de la population ouvrière. Parmi les forces décisives du camp antifasciste, on trouve au premier rang la centrale anarcho-syndicaliste, la Confédération nationale du travail (CNT) qui, en mai  1936, à son congrès de Saragosse, dénombra dans ses rangs 982 syndicats et 550?595 adhérents, la Fédération anarchiste ibérique (FAI) et la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL).

 

La lutte engagée contre les militaires insurgés s’est transformée dès les premières heures de la victoire en révolution sociale ; de la mi-juillet à la fin août sont collectivisés les transports urbains et ferroviaires, les usines métallurgiques et textiles, l’adduction d’eau, la fabrication et l’acheminement du gaz et de l’électricité, certains secteurs du grand et du petit commerce. Environ vingt mille entreprises industrielles ou commerciales sont ainsi expropriées et gérées directement par les travailleurs et leurs syndicats. Un Conseil de l’économie est constitué pour coordonner l’activité des diverses branches de la production. C’est dans le domaine agraire que la collectivisation fut la plus achevée : abolition de la monnaie, remaniement des limites communales, organisation de l’entraide entre collectivités riches et pauvres, égalisation des rémunérations, établissement de salaires familiaux, mises en commun des outils et des récoltes. « Il s’agit de la révolution sociale la plus profonde de l’Histoire », écrit Gaston Leval à ce sujet.

 

Après 1945, le partage du monde en deux blocs impérialistes distincts, la guerre froide et les me­ naces atomiques ont réduit les possibilités d’action pour les libertaires et pour toutes celles et ceux qui se refusent à entériner cet état de fait. Par ailleurs, la récupération de l’action des travailleurs au profit, soit des bureaucraties syndicales, soit des dirigeants politiques de gauche, a tari bon nombre de possibilités de changement social pour les pays capitalistes industrialisés.

 

À partir de 1968, cependant, suite à l’explosion de la révolte étudiante et de la jeunesse, les idées libertaires ont connu un regain de vigueur, y compris dans le mouvement social, avec la généralisation de concepts comme celui d’autogestion ou de gestion directe. À cela, il faut ajouter la fin des illusions de vastes secteurs de la population face à la bureaucratisation et l’étatisation de plus en plus évidentes des sociétés du bloc socialiste bien sûr, mais aussi des pays capitalistes. Après les naufrages successifs des différents projets réformateurs ou révolutionnaires dont ont pu se faire les promoteurs tant les partis sociaux-démocrates que les différentes tendances se réclamant du marxisme, du léninisme, du trotskisme, du maoïsme ou autres, les idées anarchistes sont finalement celles qui résistent le mieux à l’usure du temps. Dans les années 1990, dans le contexte de la chute de l’URSS et de ses satellites, mais également des dictatures militaires en Amérique du Sud et de l’irruption du formidable outil de diffusion des idées et des pratiques qu’est Internet, on assiste à un remarquable renouveau de l’anarchisme au niveau international.

 

Notons que bien des combats engagés par des anarchistes, que ce soit contre le militarisme, le patriarcat, la xénophobie, le racisme ou les religions, ont fait tour à tour l’objet de vastes mobilisations, qui pour certaines ont porté leurs fruits. La pratique libre de la contraception et le droit à l’avortement en sont de bons exemples, mais aussi la reconnaissance des droits des enfants, et le relatif souci d’épanouissement que peuvent avoir tant les parents que l’institution scolaire à l’égard des enfants. Citons plus généralement, les pratiques sociales et des comportements individuels plus empreints de douceur, à quoi il faut ajouter ce qu’il est convenu d’appeler les « acquis sociaux », ces bribes de liberté pour lesquelles des générations d’hommes et de femmes se sont battues.

 

Ces quelques petites victoires sur l’apartheid séculier (celui des bien-nés sur les pauvres, des hommes sur les femmes, des Blancs sur les Noirs, des pères fouettards sur les enfants, des chefs de tout poil sur les dirigés, des doctrines et religions de tous ordres sur la libre pensée), rappellent chaque jour l’effort universel de l’humanité contre l’inégalité et pour s’affranchir de l’autorité. L’irréductible conflit humain, que trop de professeurs veulent voir comme consubstantiel à la condition humaine, trouve son origine dans le principe d’autorité, et l’anarchisme reste, à travers l’entraide théorisée par Kropotkine, sur ce point la seule idée viable pour en contrecarrer le mécanisme. Le début du XXIe  siècle, avec l’essor d’un capitalisme désormais géré à la mode du «  néo-libéralisme  », a bien montré que, dans le cadre de la société inégalitaire, les évolutions positives et les progrès relatifs que nous mentionnions plus haut ne sont pas définitifs, et peuvent être remis en question à chaque instant ; surtout ils ne concernent que bien peu de gens au regard des 7,55 milliards d’humains que compte la planète.

 

V. Le monde d’aujourd’hui : tourmente et  bilan

 

La chute du Mur de Berlin en novembre 1989 signe la fin de l’opposition idéologique entre capitalisme et communisme. La chute des tours de New-York en septembre 2001 inaugure l’apparition d’une nouvelle opposition idéologique mondiale structurée autour d’une lecture rigoriste du Coran prônant une insurrection généralisée islamiste utilisant le terrorisme comme mode de combat. Simultanément le monde arabe a connu un « Printemps » qui s’est rapidement soldé par une reprise en main violente et meurtrière par les pouvoirs-militaro-civils. Le tout sur fond d’une émigration massive pour des raisons à la fois environnementales, économiques et politiques. Ces arrivées vers des pays plus stables et prospères participent à provoquer un raidissement des populations locales et un appel de leur part pour des gouvernements forts si ce n’est autoritaires.

 

Les alertes lancées depuis des décennies au sujet de la dégradation de notre environnement se réalisent. Beaucoup de spécialistes annoncent non pas une dégradation mais un effondrement de notre planète donc des sociétés qui y vivent avec la généralisation de formes totalitaires sociales pour le moment encore localisées.

 

Le progrès technologique va de pair avec la numérisation de la vie tant individuelle que sociale. Ce que l’on appelle « Big Data » est l’ensemble de ces données explorées, utilisées par des algorithmes dont les mécanismes échappent à tout contrôle démocratique formel ou réel. C’est ainsi que le monde financier a pris son autonomie par rapport à la production capitaliste. Sous le nom de néo-libéralisme il a étendu au monde entier l’idée que l’économie devait essentiellement produire des dividendes pour alimenter la bulle financière.

 

1. Accélération et unité du monde

 

Le monde des années 2000 va vite. Les analyses doivent souvent être corrigées ou réinterprétées au fil des ans : il en est ainsi du bilan des conquêtes sociales des travailleurs dans tous les pays, comme de leur situation économique et politique, de l’état des ressources énergétiques, de la technologie, des connaissances en tous domaines, mais il en est de même pour des questions d’importance internationale où l’on voit les grands découpages stratégiques, militaires et économiques se transformer parfois de fond en comble. Constatons l’interdépendance croissante de l’ensemble des pays, tant du point de vue énergétique et économique, qu’écologique ; au point qu’aucun pays, y compris les « grandes puissances », ne pourrait prétendre à l’autarcie.

 

2. Unité mondiale au goût de misère et aux couleurs de supermarché

 

C’est ce que l’on pourrait appeler la première phase de normalisation et d’uniformisation du monde moderne. Cette tendance, aisément constatable, vers l’unité du monde est illustrée par plusieurs phénomènes plus ou moins récents. Ce que l’on pouvait appeler l’impérialisme culturel de l’Occident a été remplacé par l’idéologie néo-libérale qui est transnationale par nature. Elle est éminemment dévastatrice et déclencheuse de conflits. Elle est l’expression  de l’impérialisme culturel de la finance. Elle mène à l’acculturation, à l’appauvrissement et à l’uniformité. Ce qu’a été hier le souffle de liberté de la décolonisation n’a ouvert la voie malheureusement qu’à un nouveau type de vassalisation : le tiers-monde naissait et s’engageait dans la course éperdue au développement en reprenant les modèles occidentaux au seul profit des dirigeants locaux et de leurs alliés des grandes capitales industrielles et des multinationales.

 

Ce mouvement accompagne et résulte de l’assimilation du monde à un vaste supermarché ; le signe culturel de l’Occident, son ambassadeur le plus éprouvé, c’est la valeur marchande, plus encore, la marchandise. Le monde devient progressivement un immense marché livré à une concurrence impitoyable sous la haute surveillance des grands de ce monde qui tiennent à en faire respecter certaines règles garantes de la pérennité du système. Les bouleversements de la fin du XXe  siècle à l’Est ont fini d’accomplir la mondialisation totale de l’économie de marché. Ce qui dès l’origine liait l’idéologie libérale à l’idéologie marxiste est ce qui aujourd’hui les réunit dans une orgie mercantile, l’exemple chinois étant probablement le plus remarquable de ce point de vue. Leur commune croyance en un déterminisme historique et économique est ce qui va finalement parachever ce mouvement d’uniformisation.

 

3. Un monde dévasté : le produit du capitalisme

 

L’état sanitaire et moral de la population mondiale est un miracle de réussite dans ce « monde de progrès ». Chaque année, famines et épidémies emportent des millions d’individus, cependant que plus des deux tiers de la population de l’hémisphère sud vivent dans une pauvreté extrême. Les nations riches elles-mêmes regorgent de pauvres et de chômeurs, c’est une réelle performance après des siècles de pillage de populations et de ter­ri­toires entiers. L’accumulation capitaliste n’a jamais abouti au partage, elle a pour seul objectif le profit individuel aux dépens du bien collectif. Cela est superbement illustré par la destruction annuelle de milliers de tonnes de denrées et de produits manufacturés alors même que misère et pénurie dévastent le monde. Le monde capitaliste impose sa règle de fer à la planète entière, où l’on voit les frontières de la « valeur d’usage » de plus en plus repoussées et remplacées par la « valeur d’échange », où finalement, les besoins sont bafoués en même temps que la rapine est à l’œuvre et voit des fortunes colossales se constituer pour quelques privilégiés. Il apparaît clairement que depuis le temps que l’on nous parle de crise, les inégalités se sont accrues­, les riches étant de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. À tel point qu’une des personnes les plus riches du monde, Warren Buffett, a pu déclarer en 2005 : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner. »

 

4. Planète en péril

 

La démence productiviste et gaspilleuse du capitalisme n’est pas seulement répréhensible moralement, elle a révélé au monde entier qu’elle était nuisible y compris pour le support même de ses frasques : la terre, comme écosystème où les es­pèces vivantes et leur environnement sont liés par un équilibre fragile et précaire. La planète est mise à sac, des désordres climatiques et écologiques nous sont annoncés et depuis longtemps des sites, des rivières, des sous-sols sont massacrés. Les pollutions atteignent parfois des seuils de saturation et sont dangereuses pour la vie elle-même. La biodiversité est mise en cause par une accélération inédite de la disparition d’espèces. L’exploitation désordonnée des sols et des sources d’énergie non renouvelables pose le problème de l’avenir en pleine explosion démographique. Les dramatiques problèmes de la désertification, de l’exode rural et de la concentration urbaine et industrielle viennent ajouter au péril écologique celui des populations stressées et traitées aux calmants.

 

L’industrialisation des productions alimentaires amène à des aberrations et incite à consommer des produits chargés de divers additifs chimiques, parfois cancérigènes. Dans le même ordre d’idée, et sans forcément refuser toute prédation, l’élevage est massivement devenu industriel et fournit aux consommateurs une alimentation de qualité dégradée voire, elle aussi, dangereuse.

 

5. La science qui libère… et qui asservit

 

L’état actuel de la planète, les conditions de vie de ses habitants, l’arrogance et la brutalité des sociétés qui se recommandent de la « Science », amènent aujourd’hui des analyses contradictoires sur les vertus libératrices de la science elle-même, ainsi que sur l’idée de progrès et de développement. L’annonce faite aux peuples voilà plus de cent ans d’une nouvelle pierre philosophale, libératrice et « scientifique », dont nous voyons actuellement s’écrouler les avatars, n’a pas peu contribué à jeter le trouble dans les esprits et à discréditer l’outil fabuleux que l’esprit humain avait forgé. D’un outil on a voulu faire un système, des échecs du système on a déduit l’inutilité ou même la nuisibilité de l’outil. Quantité d’hommes et de sociétés ne connaissent de la science que la loi des fusils et de l’ethnocide. Aussi nous assistons au réveil des idéologies réactionnaires et obscurantistes, aux fuites délibérées dans les songes métaphysiques, à la résurgence des sectes et, le web facilitant la diffusion des rumeurs, à la multiplication des théories complotistes plus ou moins farfelues.

 

Ce phénomène est renforcé sans doute par la planétarisation des problèmes, où l’individu, «  décideur » ou non, est de plus en plus impuissant. Situation où la masse de connaissances dans tout domaine n’a jamais été telle, mais où également jamais la parcellisation, la perte de savoir-faire et de maîtrise ainsi que la distance de l’individu à son outil et au produit de son travail n’ont atteint un tel degré. Le recours aux paradis artificiels et intérieurs devient dans ces conditions chose courante et fait craindre de voir l’esprit scientifique et émancipateur laissé comme parent pauvre.

 

6. Peurs, médias et trahison des Clercs

 

Le surarmement mondial vient lui aussi aviver les peurs  ; plus qu’une menace il est un péril permanent, à l’œuvre chaque jour, dans une débauche d’énergies, de vies et de bêtise. Ces peurs que l’on retrouve dans l’intégrisme, le nationalisme, la xénophobie, le racisme, le sexisme, sont promptes à liguer les uns contre les autres et sont annonciatrices des avilissements les plus abjects. Les médias et tous les modes de communication modernes, y compris les transports, dont on pouvait à juste titre attendre qu’ils rapprochent les gens et les aident à se mieux comprendre, n’ont tout au plus contribué qu’à raccourcir les limites de la planète pour étendre le discours que le régime tient sur lui-même.

 

De moins en moins de médias importants peuvent­ se vanter d’être indépendants, indépendance qui est pourtant reconnue habituellement comme un critère de démocratie. Cet affaiblissement du « Quatrième Pouvoir » s’accompagne d’une surveillance accrue des individus au quotidien. Le modèle capitaliste en vigueur évolue vers la monétisation de nos données personnelles, la surveillance de masse et le contrôle social. Toute révolution qui oublierait de s’intéresser aux questions numériques et à la libération totale du cyberespace et de l’ensemble de ses technologies (Circuits Intégrés, Logiciels, formats de données, protocoles, réseaux de télécommunication etc.) serait instantanément vouée soit à l’échec, soit à la reproduction du modèle capitaliste actuel. Briser le cercle vicieux du « capitalisme de surveillance de masse » nécessite là aussi une réappropriation par la création d’un cyberespace totalement libéré, décentralisé et démilitarisé. Or, le «  crypto-anarchisme », dans son acception la plus large, vise en fin de compte à inventer, diffuser et enseigner des technologies totalement libres et décentralisées. Dans ces conditions, les technologies développées par les crypto-anarchistes deviendront les éléments incontournables d’une saine utilisation du web. Cela oblige les anarchistes à se poser la question de la propriété des tuyaux qui transportent les informations ainsi que de celle des outils de circulation.

 

7. Montée des populismes

 

Nous voyons en Europe, parfois clairement sous influence religieuse, une montée de l’extrême droite. Une sorte d’amnésie semble avoir frappé nombre de personnes, à moins que ce ne soit le résultat d’une ignorance exploitée par des politiciens dangereux?? C’est en tout cas, au moins en partie, la conséquence d’un certain désespoir. La classe politicienne n’est plus crédible avec ses promesses jamais tenues, aggravées des malversations qui apparaissent régulièrement et «  font le spectacle ». La peur engendrée par des évolutions incomprises, lesquelles « bousculent les valeurs », la peur des étrangers (ou de ceux qui en ont l’air?!), l’accroissement des inégalités qui, s’il est vu comme une conséquence de la mondialisation, peut laisser penser que la fermeture des frontières serait une solution… Un terreau s’est formé, avec l’aide des politiciens, pour que des apprentis dictateurs puissent passer à l’acte.

 

En France, le « dégagisme » vis-à-vis des partis politiques traditionnels a laissé la place à des leaders — hommes ou femmes « providentiel(le)s » — dont les programmes et/ou les déclarations annoncent un recul de la démocratie. Pourtant, depuis longtemps déjà, les acquis sociaux et les libertés fondamentales sont en recul. En de nombreux pays dans le monde des chefs d’État basent leurs décisions sur des doctrines religieuses et la xénophobie.

 

Logiquement, le rejet de la politique politicienne ne devrait pas profiter à de nouveaux politiciens (ou d’anciens recyclés dans le « discours de rupture ») et bien évidemment non moins menteurs qu’à l’habitude, mais à la mise en application des idées anarchistes. Force est de constater que, pour l’heure, ce n’est pas majoritairement le cas.

 

8. Persistance du patriarcat

 

Systémique et multiforme, le patriarcat nourrit tant les relations sociales, le capitalisme que les religions et l’État, par une construction - dressage et conditionnement - des rôles attribués aux hommes et aux femmes : aux hommes, une masculinité hégémonique, complice ou subordonnée ; aux femmes, une subordination économique, politique, symbolique et psychologique. Les hommes verrouillent leur domination sur les femmes en contrôlant et en acquérant des droits sur les femmes : ils s’approprient leur travail, leur force de travail, la reproduction, leur sexualité et leur corps dans l’espace public et dans l’espace privé, par les diverses formes de violence, au niveau culturel, et par toutes les institutions de socialisation tel le système éducatif. Pourquoi les femmes seraient-elles condamnées à éduquer et soigner du bébé jusqu’à la personne âgée en passant par la contribution à la reproduction de la force de travail des hommes, pour le fait qu’une grande partie d’entre elles portent­ pendant neuf mois un enfant à naître??

 

Au XXIe siècle, le patriarcat continue de considérer les femmes comme des ressources pour les hommes  réduisant les femmes à des objets d’échange ou de terreur pour les populations : harcèlement, pornographie, système prostitutionnel, traite des êtres humains, butins de guerre, viols, féminicides.

 

Pourtant les femmes résistent et se mobilisent - au prix même de leur vie - pour que la valence différentielle, qui organise une valeur moindre des femmes par rapport aux hommes, soit démantelée au profit d’une égalité entre tous les êtres humains.

 

VI. Que faire??

 

Être anarchiste en ce XXIe siècle, c’est œuvrer à recrédibiliser les possibilités d’une libération sociale réelle, c’est rompre avec la pratique de replis et de seule revendication sans objectif de changement de société. Les anarchistes doivent redonner corps et vie aux pratiques d’action directe héritées du syndicalisme révolutionnaire. Ils doivent dénoncer le mythe de la «  Démocratie  » qui ne vaut que pour quelques peuples et qui en rien ne signifie justice sociale, égalité et liberté. Ce faisant, le pessimisme et le fatalisme reculeront ; il faut redonner aux gens confiance en eux-mêmes. Les anarchistes ont des propositions à formuler, et sans être des modèles clefs en main, elles doivent donner envie d’un autre monde et créer ainsi les conditions d’une volonté révolutionnaire agissante. Les dernières années ont été l’occasion d’un renouveau anarchiste international, notamment à l’occasion de la chute des dictatures de l’Est européen, mais également aux États-Unis et en Amérique du Sud. En outre, les pratiques de luttes, que ce soit sur le lieu de travail, dans les ZAD, voire même dans certaines communes en déshérence de municipalité « traditionnelle » redécouvrent parfois spontanément, et parfois sans le savoir, les principes d’organisation de prises de décision anarchistes, y compris dans leur aspect strictement constructif : autogestion d’usines vouées à l’abandon par le capital, prise de décisions collectives à partir de la base, illustrations d’autres formes de société que celle que nous imposent les classes dirigeantes… Toutefois, ces manifestations restent isolées. La recomposition d’un mouvement anarchiste international fort doit donc faire l’objet d’un travail important et est la condition du développement et des chances de succès d’une révolution sociale internationale. Ce mouvement révolutionnaire à construire ne pourra, dans sa propagande et dans sa pratique de lutte, occulter et faire l’économie d’une réflexion sérieuse à propos de l’ensemble des questions évoquées dans cette brochure. En particulier, la croyance immodérée d’autrefois dans les vertus de l’industrialisation et du « progrès scientifique » doit être grandement reconsidérée pour élaborer aujourd’hui une stratégie révolutionnaire qui tienne compte de l’état de la planète et des besoins des personnes qui y vivent. Le productivisme a débouché sur un naufrage et limité le syndicalisme à la seule sauvegarde de l’outil de travail et des «  acquis sociaux  » est une faillite morale. Le phénomène observé dans nombre de pays occidentaux, de coordinations de travailleurs qui dépassent les clivages syndicaux, n’a pas à ce jour apporté de réponse satisfaisante au manque de perspectives du mouvement ouvrier. Il n’y aura pas d’issue heureuse durable tant que ne sera pas abordée la question du but de l’action syndicaliste : la reprise en main par les travailleurs eux-mêmes de l’économie, et par l’ensemble de la population de la gestion des cités et communes.

 

1. La révolution

 

Les intérêts des exploiteurs étant inconciliables avec ceux des exploités, les conflits sociaux sont la permanente expression de la lutte de classes, et la révolution en est le possible aboutissement. Nous n’envisageons pas la révolution comme un « Grand Soir ». Nous savons très bien que rien ne se fait « par magie » du jour au lendemain. La révolution est un long processus. C’est au fur et à mesure du développement d’un mouvement social qu’elle se construit. De la dynamique des luttes­ naissent de nouvelles prises de conscience ; des expériences et des débats au sein de ce mouvement émergent des projets d’alternatives sociales.

 

C’est lorsque le rapport de force entre exploiteurs et exploités bascule en faveur des seconds que se produit la rupture : lorsque les salarié-e-s déclenchent une grève générale et commencent à exproprier les patrons, à faire fonctionner les entreprises et les services publics pour le compte de la collectivité.

 

La grève générale expropriatrice est en effet l’étape «  pivot » du processus révolutionnaire. Dès que se produit cette rupture, il faut continuer sur la voie de l’auto-organisation, de l’autogestion et du fédéralisme. Les organisations de lutte, dont se sera doté le mouvement social au cours des années antérieures, seront les outils de cette réorganisation. Les syndicats, les associations de quartiers, les diverses associations et organisations politiques anarchistes fourniront les premières structures d’autogestion afin de coordonner au plus vite les services publics, la production des biens et leur répartition.

 

Enfin, aucune « chasse aux sorcières » ne devra être pratiquée : un individu qui aura précédemment été flic, curé, ou patron, s’il accepte les principes de la nouvelle société, sera reconnu l’égal des autres. Il ne pourra lui être tenu rigueur de son ancienne position sociale, ceci afin d’éviter des « tribunaux révolutionnaires » de sinistre mémoire ou les « patrullas de control » dans les rues de Barcelone de 1936 à 1938.

 

2. Révolution et violence

 

La plupart du temps, l’idée de la révolution déclenche une peur : celle de la violence. Or la violence n’est-elle pas déjà présente dans les rapports sociaux du système capitaliste et étatiste?? Des guerres entre États jusqu’au quotidien des salariés, la violence physique et psychologique est là. Alors oui, la révolution sera forcément confrontée à ce problème. On ne peut imaginer la bourgeoisie et la classe politique se laisser déposséder de leurs biens et de leur pouvoir sans réagir. Aujourd’hui même, ils s’attellent à mater les révoltes : les Services de Renseignements policiers (la DCRI en France) fichent les éléments « subversifs », les milices patronales chargent les piquets de grèves, des entreprises de gardiennage louent leurs services à des propriétaires pour expulser des squatters… Dès que l’État et le patronat se sentent menacés dans leur existence, ils emploient tous les moyens de répression à leur disposition. Ce qui s’est passé en avril 2018 à Notre-Dame-des-Landes est particulièrement édifiant à cet égard. Il existe à travers le mouvement anarchiste plusieurs façons de penser cette situation.

 

a. La défense du mouvement révolutionnaire

 

Face à cette réaction du Pouvoir, le mouvement révolutionnaire devra s’organiser pour sa défense. Il faut cependant veiller à ce que cette violence défensive soit assumée et contrôlée collectivement afin d’éviter que certains ne soient tentés d’en faire une stratégie en tant que telle (en se constituant en groupes ou en «  branches armées »).

 

En un mot : aucune apologie de la violence n’est acceptable car nous la haïssons plus que tout. Néanmoins, aucun renversement de l’ordre actuel ne pourra se faire d’une façon totalement pacifique. Le mouvement révolutionnaire doit par conséquent la prévoir, sans perdre son objectif fondamental : l’expropriation des exploiteurs, le démantèlement de l’État et la mise en place immédiate d’une organisation sociale fédéraliste et autogestionnaire.

 

Finalement, la question que l’on nous pose fréquemment est bien de savoir si « le jeu en vaut la chandelle » : le risque que représente la tentative d’une révolution n’est-il pas trop grand?? Et au lieu de s’engager dans une telle aventure dont nous pourrions ressortir brisés, ne vaudrait-il pas mieux se contenter de victoires et d’avancées partielles?? En d’autres termes, ne devrions-nous pas abandonner l’ambition révolutionnaire au profit d’une forme de « réformisme radical », c’est-à-dire se contenter des luttes sociales pour faire reculer peu à peu la domination??

 

Le problème ne se pose pas ainsi. D’abord, il y a des moments dans l’Histoire où le mouvement social, se trouvant en position de force, représente un danger inacceptable pour le Pouvoir. Ce n’est donc pas le mouvement social qui choisit forcément l’instant de la confrontation. Ensuite, les révolutions ou les mouvements insurrectionnels ne se font pas «  sur commande ». Ce sont des « lames de fond » et non des produits de décisions purement rationnelles. Mai 68 n’était prévu par personne, pas plus que les Printemps arabes de 2011. Enfin la peur de passer le « point de non-retour » est souvent ce qui a bloqué les mouvements sociaux (la première illustration de ce phénomène fut la « paralysie » des esclaves révoltés de Spartacus devant Rome au Ier siècle avant notre ère) et l’on constate que ces hésitations ont eu des conséquences plus catastrophiques que les tentatives révolutionnaires affirmées dans des contextes trop défavorables. Tout cela pour dire que la très grande part de spontanéité des phénomènes révolutionnaires nous interdit de penser à les « programmer ». Aucune organisation, aucun parti ne peut prétendre déclencher une révolution ou en retarder l’échéance. Par contre, nous la souhaitons car elle est le seul moyen de mettre fin au système actuel et à ses violences. Nous agissons pour lui donner toutes les chances de réussite et quand une tentative de ce type se produit, notre rôle doit consister à ce qu’elle soit la plus constructive possible, à être prêts à contrer les oppositions des partis contre-révolutionnaires et la réaction de l’État. Si le risque est effectivement grand, il est encore plus dangereux de faire comme si nous pouvions vivre tranquillement sans subir les coups de l’organisation sociale autoritaire. Si une partie d’entre nous peut toujours s’en sortir par la « débrouille individuelle », la soumission ne mène fatalement qu’à plus de misère. Si les luttes so­ciales reprennent, elles déboucheront tôt ou tard sur de nouveaux affrontements d’envergure contre la bourgeoisie. À nous de faire en sorte que ces affrontements ne se produisent pas en pure perte, qu’ils ne soient pas des soubresauts pour retomber ensuite dans une société toujours aussi inégalitaire et destructrice des individus, mais que nous franchissions le pas pour conquérir notre totale liberté.

 

b. L’action directe non-violente et libertaire

 

Impossible de le nier, la violence est constitutive de l’organisation du monde ; elle est multiple : violence défensive, violence historique, violence cathartique, violence révélatrice, violence populaire, violence sacrificielle et mystique, violence exaltée et violence des faibles. Pour les révolutionnaires, c’est cette dernière qui est source de liberté. Nous savons pourtant, avec Kropotkine, que l’entraide est un des facteurs essentiels de survie de l’humanité ; cela ouvre, sans pourtant rien résoudre, une réflexion écourtée jusqu’à maintenant par l’ensemble du mouvement libertaire.

 

L’emploi de la violence révolutionnaire pose la question essentielle de ce qu’il faut renverser et comment le faire aujourd’hui?? Si le pouvoir est évidemment entre les mains de ceux qui l’exercent «  au nom du peuple  », il faut y adjoindre ceux qui attendent leur tour et ceux qui participent au jeu complexe du manège électoral pour ce pouvoir : les différents groupes de pression, entreprises, institutions locales, départementales, régionales, internationales, sans oublier les associations devenues de simples extensions des services étatiques. On rajoutera les technocrates et autres experts qui prennent les décisions à notre place ; et tout ce monde s’affaire dans notre pays comme dans le reste du monde.

 

Prendre les armes pour faire la révolution ; quelles armes?? Du lance-pierres à la kalachnikov, du bazooka au mortier, de l’avion aux drones, irait-on jusqu’aux armes chimiques, biologiques et jusqu’à l’arme atomique??

 

Par ailleurs, il faudrait se procurer de l’argent pour acheter, à des marchands particulièrement répugnants, armes et arsenal nécessaires. Or, par définition, les révolutionnaires sont pauvres ; trouver le financement nécessaire obligera à des compromissions avec des financiers qui n’auront que faire (de fausses) de promesses qui ne pourront être tenues.

 

En d’autres temps, des militants comme Staline, Ben Bella ou Durruti et quelques autres n’ont pas hésité à braquer des banques…

 

Avec la sophistication grandissante des techniques de répression, certains pensent que la stratégie révolutionnaire ne peut plus consister a priori en un affrontement direct avec l’ennemi sur le terrain même où il est le plus fort.

 

Les manifestations et mouvements sans violence sont nombreux. Ce sont ces manifestations « sans violence  » que tout le monde – tant les médias que les révolutionnaires – nomment « non-violence ».

 

Depuis quelques dizaines d’années et sous de multiples déclinaisons, se sont développées des actions directes qualifiées de désobéissance civile. Rappelons, pour mémoire, que déjà, le 9 octobre 1909, le journal Industrial Workers lança, aux États-Unis, un appel : «  On recherche des hommes pour remplir les prisons de Spokane ». Il s’agissait de faire converger vers la ville des milliers de militants pour grimper sur une caisse à savon et prendre la parole ; ce qui était un délit. Les prisons se remplirent, débordant les municipalités qui levèrent les interdits. Il est d’autres exemples…

 

Pour nombre d’anarchistes, adopter collectivement ces méthodes, serait, en quelque façon, rompre avec un certain passé et pour certains le trahir. Or l’anarchisme n’est pas figé.

 

Tant au niveau théorique que pratique, ces manières de faire mériteraient d’être mieux explorées. Il est à noter que ces méthodes ouvertes à tous (hommes, femmes, enfants, vieillards, handicapés, etc., sans création de groupes de combat spécialisés, sans création d’une élite armée) désamorcent la prédisposition de ceux qui ont les armes à les garder. Le pouvoir de la base peut alors pleinement s’exercer.

 

3. L’avenir de l’humanité est en dehors de  l’État-nation

 

L’Humanité est confrontée aujourd’hui aux conditions créées par la mondialisation de l’économie, une forte démographie humaine mais aussi aux ravages des conséquences des changements climatiques liés au productivisme, au pillage écologique et à la société de consommation de masse.

 

La mise en concurrence des différentes classes travailleuses nationales, qui s’opère déjà et qui ne va pas manquer de s’accroître, condamne à terme toute tentative de résistance sur un plan corporatiste ou sur un plan national. Pire, elle alimente des formes nouvelles d’autoritarisme politique qui se nourrissent de xénophobie, de patriotismes, de protectionnismes… qui sont des avatars des fascismes d’autrefois.

 

De la même manière, les phénomènes migratoires échappent globalement aux régulations nationales, malgré les efforts déployés par les pays du Nord pour empêcher les migrants de venir. Le refus de mettre en place des politiques d’accueil est une autre faillite de ces États-nations qui nient leurs responsabilités historiques : guerres, impérialismes militaires ou économiques…

 

Les changements climatiques et écologiques demandent des réponses d’échelle qui ne peuvent se satisfaire de réponses gouvernementales. Bien que les contestations sur ce terrain se mondialisent, les États restent liés aux questions de la compétitivité nationale sur le marché globalisé.

 

Alors que les États organisent les tensions entre les peuples en même temps que l’exploitation économique et écologique des populations et de l’écosystème, il nous revient d’inventer une autre forme d’organisation collective pour agir au nom du bien commun, sans discriminations de nationalité, de sexe, ou de toute autre forme Il est clair que cette forme d’organisation ne peut co-exister avec une société de classes. Notre perspective reste donc résolument internationaliste, égalitaire, autogestionnaire et fédéraliste.

 

4. Courage : tout reste à faire  !

 

Les mouvements populaires de revendications les plus significatifs de la fin du XXe siècle et du début du XXIe sont des mouvements qui se situaient à la fois en rupture avec leurs prédécesseurs et dans une continuité de valeurs et d’objectifs. Le mouvement anarchiste international a pu y relever des convergences de pratiques à caractère libertaire, renouvelant et étendant ainsi ses zones d’influence et renouvelant ses propres réflexions ou ses pratiques. Depuis la révolte des Zapatistes au Mexique en 1994, les entreprises récupérées en Argentine ou le mouvement anti-globalisation des années 2000, les mouvements nord-américains comme « Occupy the Streets », les assemblées de quartier du « 15-M » en Espagne, les révoltes de Grèce ou de Tunisie, le mouvement kurde du Rojaïa, l’émergence de mouvement du type des « ZAD » comme à Notre-Dame-des-Landes, la culture anarchiste irrigue les mouvements qui contestent le capitalisme, et les dominations politiques, économiques, de genre… Certaines luttes dépassent la définition classique de la lutte des classes et n’en sont pas moins indispensables à l’émancipation de tous et toutes.

 

Le mouvement écologiste redécouvre des auteurs classiques anarchistes dont les œuvres circulent maintenant bien au-delà du cercle des initiés : Elisée Reclus, Pierre Kropotkine, Murray Bookchin et d’autres enrichissent les cultures alternatives contemporaines.

 

À cela il faut ajouter que la baisse d’influence du marxisme libère un espace où des intellectuels de renom réfléchissent à partir des cadres de références anarchistes et redonnent vigueur à notre culture : Normand Baillargeon, Noam Chomsky, David Graeber…

 

Les idées libertaires, et les pratiques actuelles sur lesquelles elles s’appuient, peuvent donc offrir un cadre conceptuel et des solutions originales par rapport aux impasses présentes et passées du mouvement ouvrier, tant à l’Est qu’à l’Ouest, qu’au Nord et au Sud, car elles renferment des potentialités majeures inexploitées de rupture avec la logique capitaliste et étatiste qui domine partout dans le monde. Elles indiquent, en tout cas, une voie possible à suivre pour tous ceux et celles qui, encore aujourd’hui, luttent pour un avenir meilleur de l’humanité.

 

 

 

Fédération anarchiste

 

 

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